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Patrick Leconte
L'entrexpression charnelle: Pour une lecture du Visible et l'invisible
Volume 5 (2009), Numéro 4, p. 1-30
Résumé: La notion de chair s’élabore chez Merleau-Ponty, à l’encontre du primat husserlien du toucher, dans l’articulation du toucher et du voir. C’est par cette articulation, ce recouvrement l’un par l’autre des champs sensoriels que Merleau-Ponty peut penser la chair comme chair du monde, élément de l’Être. L’auto-appréhension charnelle doit se comprendre d’abord selon une visibilité errante, dans la transitivité des regards qui se voient et s’échangent le paysage commun de leurs vues. Mais, remontant au cœur même de ce « transitivisme », c’est dans la rencontre des corps, dans leur enlacement, que Le visible et l’invisible décrit au plus près l’opération de cette réversibilité. Naissance du monde dans la figure d’une scène primitive où les corps se donnant l’un à l’autre ouvrent un espacement originaire. Cette réflexivité essentiellement est inaccomplie, les corps ne se touchent que dans l’écart qui les unit. La chair, Merleau-Ponty y insiste, ne se rejoint que dans l’imminence d’une auto-affection toujours différée, par là elle est différenciée, polymorphe, et elle demeure ouverte. De cette ouverture de la chair naît l’expression. La voix s’élève dans une autre réflexivité, celle d’un sonore qui s’entend et, plus proprement, celle des voix qui s’écoutent. Incarnation sonore, la voix est la chair vive du sens. Entre la caresse et la voix, c’est à un même mouvement de réflexivité et d’expressivité charnelle que Merleau-Ponty nous fait donc assister, un même élan de la chair qui s’exhausse de son anonymat élémentaire pour naître à soi dans l’expression.
Abstract: Merleau-Ponty built up his notion of flesh by considering the articulation between touching and seeing, against the primacy of touch in Husserl. It is this articulation or overlapping of sensory fields that allows Merleau-Ponty to think of flesh as the flesh of the world, as the element of Being. Flesh self-apprehension is to be understood first in the sense of a wandering visibility, of regards transitively seeing each other and sharing a common visual landscape. Looking into the heart of such a “transitivism,” The Visible and the Invisible describes this reversibility in the meeting of bodies, in their embracing. Birth of a world in a primitive scene where bodies, in giving themselves to each other, open up an original spacing. This reflexivity is essentially unaccomplished, bodies touch each other only in a gap which links them together. Flesh, Merleau-Ponty insists, meets itself in the imminence of an auto-affection always deferred; thus it is differentiated, polymorphic, and remains open. Expression arises from this openness of flesh. The voice takes place in another mode of reflexivity: the reflexivity of a sound hearing itself or, more properly, of voices listening to each other. Voice — sound incarnation — is the living flesh of sense. Caress and voice represent a same movement of reflexivity, of flesh expressivity, a same impetus of the flesh which leaves its anonymity in order to awaken to itself in expression.
Mots-clefs: body, Merleau-Ponty, expression.